Courrier des lecteurs : à Lamastre et Désaignes un jeune pasteur suisse . . .

A la demande d’un lecteur.

 

Il relate le périple en 1841 en Ardèche et notamment son passage à Lamastre et Désaignes  d’un jeune pasteur suisse, tout juste âgé de 29 ans : François-David Delétra

 

 

À Lamastre et à Désaignes avec le jeune pasteur suisse François-David Delétra en 1841 – par Jean-Marc GARDÈS

 

Sous le règne de Louis Philippe, soit cinquante ans après qu’il ait acquis le droit de vie sous la Révolution française, le protestantisme connaît déjà, ici sur nos montagnes, ses premières divisions. Celles-ci se manifestent par la création d’églises dites « libres » au sein de l’église réformée, ainsi que par l’apparition du Méthodisme (1).

 

La cause de ces divisions ?

La persécution dont ils ont été l’objet avait chassé les protestants des bourgs et des villes et les avaient souvent contraints à se réfugier dans les nombreux écarts que compte ce pays à l’habitat déjà si dispersé. Si la dispersion a pu être un avantage lorsqu’elle les a soustraits au contrôle des autorités civiles et policières, elle rendait aussi le travail pastoral beaucoup plus difficile ! Difficultés pour se rassembler, pour choisir le lieu de construction du temple et de l’école… Difficultés aussi pour les pasteurs d’exercer un suivi sur leurs paroissiens, dont les plus fervents d’entre eux sont autant de proies facile pour les prédicateurs dissidents qui ne cherchent alors qu’à les soustraire à l’église réformée.

 

Tout ceci, après plus d’un siècle de persécution et de clandestinité, dans un contexte de reconstruction de leur église et d’apprentissage de la vie « au grand jour » pour les réformés français.

 

Pour combattre ces divisions, enrayer la dissidence des séparatistes, pour prêcher la mission, les pasteurs du plateau vont s’adresser au « comité  pour les protestants disséminés » de Genève, lequel deviendra plus tard la « Société genevoise pour les protestants disséminés ». Ce comité est alors en relation avec une « Société pour l’évangélisation des protestants disséminés » qui s’était déjà créée, à Nîmes, quelque temps auparavant. Il va envoyer, en Ardèche en 1841, un jeune pasteur suisse, tout juste âgé de 29 ans : François-David Delétra.

 

 

Qui est François-David Delétra ?

F. David Delétra est un pasteur « de gauche » ; il vote pour le parti radical, parti dont un des points du programme réclame la séparation de l’Église et de l’État. Delétra est favorablement impressionné par la Monarchie de Juillet, à cause de la loi Guizot sur l’instruction primaire et il est aussi impressionné, lui le futur grand voyageur, par la construction des routes. Les territoires paroissiaux qu’il va arpenter sont en effet immenses, dans un pays au relief difficile et sont, souvent, dépourvus de chemins carrossables.

 

Un journal

Pendant cette mission, cette tournée de prédication qui va durer six mois, soit des centaines de kilomètres effectués à pied, ou bien  avec une monture, F.-David Delétra écrit des lettres et tient un journal. Journal que d’aucuns n’ont pas hésité à comparer à celui d’un autre grand voyageur : Robert-Louis Stévenson. Journal « engagé », comme l’écrit A. Arnoux (2), tenu par homme en mission qui expose les problèmes du protestantisme français dans son ensemble. Tenu par un jeune pasteur qui critiquera aussi sévèrement les patrons protestants qu’il rencontrera dans les secteurs industrialisés, à cause de « l’animalisation » qu’ils imposent à leurs ouvriers et, parmi eux, particulièrement aux jeunes enfants non scolarisés.

De ce document, nous ne retiendrons que les passages dans lesquels F. Delétra décrit, sans fard aucun, le pays, les  hommes qui le peuplent et les activités que ceux-ci y mènent. (3).

 

 

 

F. -D. Delétra à Lamastre

 

Nous sommes descendus à ce bourg par des sentiers serpentants, des châtaigneraies et des ravins. Je portais mon sac de nuit sur le dos, mais nous fûmes bientôt dépassés par un homme à mulet qui m’en déchargea.

Lamastre est au fond d’une vallée étroite comme toutes les vallées de l’Ardèche. La rivière du Doux qui la parcourt et en couvre le fond de cailloux et de graviers reçoit de tous côtés des ruisseaux et de petits torrents. Tous les ruisseaux coulant sur des roches tendres et friables se creusent chacun leurs lits qui, s’élargissant toujours plus, finissent par faire de petits vallons. Ces vallons sont couverts de chênes, de châtaigniers et de noyers. Quelques pins couronnent les hauteurs et dans le bas on trouve des mûriers et des jardins dont quelques-uns sont laborieusement disputés aux envahissements de la rivière.

 

Un panorama en relief

Pendant mon séjour à Lamastre, j’aimais à m’élever souvent pour me délasser de mes fatigues sur un haut monticule qui domine la vallée. Tout le tableau qui se présentait à mes yeux ressemblait à un de ces panoramas en relief où l’on représente les montagnes comme des bosses vertes séparées par des raies blanches qui représentent les routes et les rivières et couvertes de petites maisons semées çà et là, isolées ou en groupe. La vallée de Lamastre avec les montagnes qui s’élèvent tout autour d’elle en se dominant les unes les autres et en fuyant jusqu’à ce qu’elles se perdent dans les vapeurs de l’horizon, les vallons verdoyants qui séparent ces monts, les torrents qui sillonnent le fond de la vallée tout blanc de cailloux, les maisons répandues çà et là à ciel découvert, tout cela offre une scène assez belle même pour un Suisse (sic!), mais sur une petite échelle et impossible à décrire. Les montagnes sont généralement nues d’arbres, cultivées quelquefois en terrasses jusqu’en haut et d’une couleur un peu fauve. Elles renferment quelques frais vallons assez ombragés.

 

La ville de Lamastre

La ville de Lamastre se présentait à moi divisée en trois parties. Un château situé sur une colline un peu séparée de la montagne, réunissait autour de lui, dans une enceinte de murailles, un village qui était dominé, asservi et protégé par lui. Le château n’élève plus que quelques pans de murailles ruinées. Le village subsiste et même a profité des murs et des tours de défense pour en faire des habitations. Tout y est tortueux, lézardé, couvert de lierre, rempli de fouillis et misérable. De l’autre côté d’un torrent assez écumeux s’élevait la demeure des seigneurs spirituels. Ils n’avaient pas besoin d’escarpements mais au contraire d’avenues faciles, de belles prairies et de beaux jardins. Ils étaient sur la douce pente de la montagne. L’église subsiste encore assez belle, avec un clocher carré à toit plat, et de nombreuses maisons tout autour. Enfin, en bas, à l’endroit où le torrent se jette dans la rivière maîtresse de la vallée et sur un terrain d’alluvions, est bâtie la ville du commerce, des auberges et des cabarets avec une ou deux rues, une grande place et une fontaine au milieu.

 

Le temple

Les protestants ont leur temple dans une de ces rues. C’est une maison dont on a fait sauter les étages et les cloisons intérieures pour en faire une grande salle. Il y a un tambour, une tribune sur le tambour, et des bancs admirablement distribués pour contenir le plus de monde possible. Le long des deux murs latéraux s’élèvent trois rangs de bancs en étages fuyants où les hommes se placent comme des vases sur leurs échelons (sic!). Les femmes occupent les bancs du milieu de la salle. Tout y est d’une simplicité rustique.

 

Les routes

Revenons au dehors. De tous côtés le long des torrents et des rivières nombreuses qui aboutissent à Lamastre, on construit des routes. Toute la journée j’entendais la canonnade des mines. Route de Tournon et d’Annonay, route de Valence, route de Vernoux, route du Cheylard, route de Saint-Agrève, toutes en construction ou neuves. J’admirais les résultats du gouvernement représentatif qui, par le moyen des députés de chaque arrondissement résidant à Paris, fait refluer la civilisation jusque dans les localités les plus reculées. Les seigneurs bâtissaient leurs châteaux, y faisaient venir des chemins aussi peu soignés que possible et se moquaient du reste.

 

Retourtour

À un quart de lieue de mon monticule, je voyais le château de Retourtour dont le souvenir doit se rattacher à l’amiral de Coligny. Il est sur un rocher comme sur une presqu’île qu’entouraient les eaux du Doux. La rivière faisait tour et retour… Retourtour. C’est un site à peindre mais non à décrire. Combien de fois j’ai regretté de n’être pas paysagiste ! Ces châtelains-là devaient être souvent en guerre avec ceux de Lamastre, car ils étaient à un quart de lieue de distance. Leur village était adossé derrière eux contre un rocher. Le château est détruit. Le village subsiste. Il est même rempli de bons protestants, dont le vieux diacre avec son grand chapeau de feutre et son habit noir taillé d’une manière vénérable restera longtemps dans mon souvenir.

 

Mœurs, physionomies et costumes

Arrivé à Lamastre jeudi soir j’ai couché dans le ménage de garçon de Mr. Béray et le lendemain je me suis établi chez le principal aubergiste Mr. Rouveirol, protestant marié à une catholique, qui demeure sur la grand place. Je puis observer de ma fenêtre les mœurs, les physionomies et les costumes du pays qui ne m’ont rien fait voir que de très ordinaire. Toutes les femmes m’ont paru laides (sic!) et je crois pouvoir attribuer ce défaut aux fatigues du travail, au climat un peu fiévreux et à une éducation fort négligée. Les hommes sont en général grossiers, beaucoup sont buveurs, presque tous même les messieurs jurent comme des charretiers et font rouler les b. et les f. comme si ces mots n’avaient pas de synonymes. Mr. Béray a vu il y a quelques années sur la place même et dans les rues une bataille entre les gens de l’endroit et des voisins se poursuivant et se frappant de leurs bâtons noueux, avec un acharnement digne des beaux temps que quelques-une regrettent. C’était pour des rivalité d’amour. Les preux avaient monté leur exaltation jusqu’à l’ivresse avec du vin et des liqueurs et ils s’assommaient pour leurs belles. Que d’autres regrettent la poésie des passions brutales et de la jalousie animale, pour moi je préfère celle de la délicatesse et des sentiments chrétiens…

 

 

 

F. -D. Delétra à Désaignes

 

 Une vieille petite ville

Visite à la source d’eaux minérales gazeuses au bord du Doux. Elle jaillit au milieu des graviers. Désaignes est une vieille petite ville, avec de vieilles murailles, de vieilles tours, de vieilles portes et de vieilles rues. Tout y est tortueux et raboteux. La grade rue est une saleté (sic!). Le temple protestant qui est en dehors du bourg est cependant le plus beau que j’aie vu depuis trois mois.

 

L’ancien temple de Diane

Il y avait là un temple de Diane très élevé. Et en effet la contrée méritait d’être consacrée à la déesse de la chasse. Une partie de ce temple restée saine et solide a été convertie en un beau cocher (sans cloche cependant, car les protestants de par là ont peur des cloches comme étant catholiques…). Les pierres, toutes taillées en carrés d’un demi pied, lesquelles composaient le reste, ont servi pour une magnifique façade. Trois colonnettes de l’ancien temple forment une fenêtre sur cette façade.

 

Une vieille pierre

On y remarque aussi une vieille pierre où est cette inscription  Ma maison est une maison d’oraison. Cette pierre, donc, n’appartenait pas au temple de Diane, non, mais à un temple protestant antérieur au temple actuel, construit avec les mêmes matériaux et qui avait été renversé lors des persécutions. Cette pierre fut alors cachée sous le maître autel de l’église catholique. Quand on rebâtit le temple protestant, des jeunes gens à qui les anciens avaient sans doute transmis la tradition de cette pierre, résolurent d’aller l’enlever. Ils s’inspirèrent du courage par le vin et exécutèrent, sans effusion de sang pourtant, leur expédition, et la pierre fut replacée sur la face de leur temple. Dommage qu’il y ait du vin par là…

 

Les deux principaux protestants

L’église de Désaignes est dans un état assez triste. Son consistoire est le même que celui de Lamastre. La ville même de Désaignes est remplie d’ivrognes (sic!). Il y a peu de protestants et deux des principaux font leur fortune par l’usure. L’un est un aubergiste, bon enfant du reste, mais chez qui on va s’enivrer le dimanche, l’autre un petit marchand qui a un arrière magasin où l’on vend la goutte. La femme de ce dernier est méthodiste séparée. C’est chez elle que j’ai mangé et habité pendant quatre jours. J’y ai été assez bien, mais elle voulait me prendre pour un oiseau de passage à plumer.

 

La question de l’école

Une école protestant pour les garçons à Désaignes. L’instituteur y laisse la religion de côté. Le pasteur y va cependant deux fois par semaine. Une école pour les filles avec une assez bonne maîtresse. Espérance d’une seconde école communale pour les garçons. Quelques instituteurs particuliers dont quelques-uns n’ont pas de diplôme. Les enfants qui sont sur la frontière de la commune vont dans les écoles des autres communes. Mais les distances sont souvent énormes. Il faudrait une demi-douzaine d’instituteurs. La pauvreté du pays empêche qu’il ne s’en établisse de privés. Quant à la religion, les écoles sont séparées. Quand les enfants des deux cultes ne sont pas dans la même école, ils sont plus amis sur la place… Si quelque ministre veut venir dans l’Ardèche ou si j’y reviens moi-même, il y aura un long séjour et beaucoup de bien à faire dans la consistoriale de Lamastre. L’église pourrait bien n’y être pauvre que parce que les cabarets y sont riches…

 

 

 

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(1). En 1841 une lente déchirure s’opère dans le protestantisme français, et aussi suisse ; déchirure  entre, d’une part, les partisans d’un Réveil très marqué par la réaffirmation des doctrines traditionnelles (soit les évangéliques, ou orthodoxes) et, d’autre part, le courant dit libéral*. À l’époque du voyage de Delétra, ce courant libéral est majoritaire. Le jeune pasteur en fait partie, de même que les pasteurs qui l’envoient comme prédicateur en Ardèche et en Haute-Loire pour combattre dans le même temps, les excentriques et extrémistes méthodistes.

* Sur ces problèmes du protestantisme français dans leur ensemble, tensions, dissensions, oppositions… au début du XIXe siècle, voir un bel et intéressant exposé de ces problèmes fait par Alain Arnoux, dans le livre cité ci-après : « l’arrière plan du journal de Delétra, pp. 18-36.

 

(2). Alain Arnoux : Voyage à pied à travers le Vivarais et le Velay en 1841 par François-David Delétra, Éditions Olivetan, 2006.

 

(3). Le pasteur écrira lui-même : « On ne peut s’empêcher d’admirer combien l’Ardéchois est habile à planter des vignes, des mûriers, des maisons et même des villages sur des pentes et à des hauteurs en apparence inabordables. »

 

 

 

 

 

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